Le rêve d’une petite feuille

Lorsque je pense à ma famille, à ma généalogie je vois immédiatement un arbre, grand, majestueux, avec des racines profondes sinuantes, profondément enfouies dans une terre poitevine. Puis des branches, des ramifications de toutes tailles, nombreuses partant dans tous les sens et s’entremêlant, mais plus que tout, mes yeux s’émerveillent devant toutes les petites feuilles qui l’ornent en lui donnant cette beauté inégalable.

Et parfois mon regard s’arrête sur une de ces petites feuilles, cachée par de nombreuses autres, disparaissant presque dans ce feuillage familial. Une petite feuille qui essaie de rester dans l’ombre, qui est là mais sans avoir laisser de trace particulière dans l’histoire de la famille. Pourtant, cette petite feuille qui n’a pas eu de destin hors du commun est toute aussi importante, peut-être même davantage, que toutes les autres plus « brillantes ». Car sans cette petite feuille, je ne serais pas là aujourd’hui …

En choisir une et essayer d’en savoir plus pour connaitre son histoire, pas facile. Mais j’insiste, je la questionne, je l’interroge et de petit rien en petit rien sa vie se dévoile enfin :

« Je m’appelle François Delphin DÉRET et je suis une des petites feuilles de l’arbre de Nat, plus précisément je suis son arrière grand-père.

Mes parents Louis et Marie Victoire Hélène CRON sont mariés depuis 18 ans et ont déjà eu 4 enfants dont 2 disparus prématurément, lorsque je vois le jour accompagné par mon jumeau Jean Joseph le 18 octobre 1867 dans une ferme de Fougerit à Amailloux. 

Amailloux (79)

Je suis encore un enfant lorsque Jean, un de mes frères aînés, se marie et quitte le foyer pour s’installer dans une ferme à « deux pas » de chez nous. Mon autre frère, Delphin reste là toujours auprès de mon père, toujours derrière lui à le suivre partout. Nombreux au village disent de lui qu’il est « demeuré », « attardé » mais tout comme mes parents je déteste et bannis ces mots, et lorsqu’on nous questionne à son sujet, nous disons simplement mais avec une énorme affection qu’il est juste resté un peu en enfance… 

François DERET – Collection personnelle

Avec Jean Joseph, nous essayons souvent d’évoquer notre vie future et c’est à celui qui accomplira les plus grands exploits, à celui qui aura la plus brillante destinée. Certaines choses me fascinent et j’aimerais qu’elles fassent partie de ma vie que j’imagine remplie d’histoires toutes plus abracadabrantesques les unes que les autres. Mais la confrontation à la réalité modifie rapidement les rêves qui deviennent de moins en moins accessibles, de plus en plus lointains. Car dans notre monde, on se marie et on fait des enfants… Mais avant tout cela, on découvre les femmes.

Moi, je suis tout de suite tombé fou amoureux d’elle. Elle, c’est Eugénie Ester Honorine ALBERTEAU. Sa famille demeure tout près, au lieu-dit la Largère aussi à Amailloux et j’ai souvent l’occasion de la croiser. Après, il a suffi d’un élan du cœur, d’un frôlement, d’une rougeur, d’un silence, d’un regard et de … …  

Une petite fille prénommée Marguerite Marie Eugénie naît, hors mariage, le 22 juin 1892.

Aîné de jumeaux je suis dispensé de service militaire et après une période d’exercice d’un mois au 114ème RI nous nous marions le 21 novembre 1893 et je reconnais et légitime notre petite fille. Viendront ensuite Joseph en 1895, puis Arsène, Sidonie, Véronique. En 1902 nous partons nous installer à Maisontiers (79) où naitront Roger, Régina, Marie Louise, et enfin Hélène en 1910. Notre vie est paisible, heureuse.

Mais le 14 décembre 1913, mon monde s’écroule.

Eugénie, ma femme, mon aimée, nous quitte et me laisse complètement démuni et perdu. 

« On » m’invite alors à trouver une mère de substitution pour mes enfants, mais je ne pourrai jamais remplacer celle que j’aimais tant … De désespoir, je confie mes enfants les plus jeunes à mon beau-frère Alexis ALBERTEAU, je vends tout ce que je possède, dont la ferme. Je ne garde que ma petite maison située au Rivoli d’Amailloux dans laquelle je mets quelques meubles et je me « place » comme domestique. 

Apprendre à vivre sans elle.

Apprendre à vivre avec son chagrin et bientôt apprendre à vivre sans avoir près de moi mes 2 fils aînés, Joseph et Arsène. Nous sommes en aout 1914 et tous deux sont mobilisés comme tous les autres « jeunes gars » du coin et de France.  Apprendre à vivre dans cette angoisse continuelle de ne pas savoir s’ils sont encore vivants. Et à la fin de cette terrible période, être le plus soulagé et le plus fier des pères lorsque je les vois revenir tous deux récompensés pour leur courage, leur bravoure et leur héroïsme.  

La vie est plate et triste lorsqu’on est seul, chaque jour je pense à elle…

Mais la vie continue aussi, elle reprend petit à petit ses droits et le monde change vite, très vite, même à Amailloux ! En 1928 je vois arriver l’électricité avec l’installation de 3 lampes dans le bourg, en 1934 la pose de panneaux de limitation de vitesse dans l’agglomération (15 km/h), et en 39 la guerre … une fois encore.

Comme ce soir de juillet 1944, un bruit diffus se fait entendre de plus en plus assourdissant. Je vois dans le ciel 2 avions tournoyant comme dans une danse macabre à basse altitude; certains me disent qu’il s’agit d’un bombardier allié et d’un chasseur allemand. Le vrombissement des moteurs et des tirs est très impressionnant et finalement dans une dernière « pirouette », les deux avions se touchent. Dans un long sifflement strident le chasseur allemand s’écrase au sol non loin du village de Largère et j’aperçois un homme descendre du ciel avec un parachute. J’apprends par la suite que le pilote est tué sur le coup et le parachutiste, le mitrailleur, ne sera que légèrement blessé. Quant au bombardier allié il essaie de s’éloigner et tente, après avoir largué ses bombes, un atterrissage de fortune près de Maisontiers au lieu-dit le Petit-bois-de-dix-heures. Les 7 hommes de l’équipage ne survivent pas. Le paysage, si familier, est apocalyptique avec ses bombes non explosées et plantées là comme des menhirs, et avec cet énorme cratère formé par celle qui a explosé. De très nombreux curieux des environs viendront les jours suivants. La guerre est passée par chez nous… Et les années défilent au rythme de ma vie tranquille et morne.

Lors de mes rares jours de congés, lorsque je suis seul, je repense parfois aux discussions avec mon frère jumeau. Je repense à mes rêves, à mes envies d’exploits, de grandeur, de richesse. Je pense souvent à lui depuis qu’il nous a quitté au début de l’année 1929. Je pense à lui et quelquefois j’envie ce qu’il a vécu. Il a su réaliser une partie de ses songes d’enfant et ses désirs de gloire et de prouesse lorsqu’il est parti avec son régiment au Tonkin. Je l’envie et à la fois je le plains d’avoir du supporter tout cela.

Et aujourd’hui, vendredi 18 janvier 1946, je suis dans mon lit, las, comme usé et je repense à tout cela, je repense à ma femme, à mon frère. J’entrevois par la petite fenêtre ces vallons, ces étangs et cette campagne boisée que j’aime tant. Qu’ai-je accompli pour qu’on se souvienne de moi ?  Vais-je disparaître totalement au fil des mémoires qui s’effaceront ?

Notre bon curé vient de partir, je me suis confessé et je suis prêt. Je n’ai pas peur, je vais rejoindre la femme qui m’a fait le plus heureux des hommes. Après 33 ans de solitude, je souris car je vais enfin la retrouver.

Mais aujourd’hui, tout comme lorsque j’étais enfant,  j’ai un rêve, un seul : qu’on ne m’oublie pas. »

Aujourd’hui 15 janvier 2020, une des petites feuilles de mon arbre, de celles qui n’ont pas eu de destin particulier, est sortie de l’ombre où elle se cachait. Elle n’a jamais été aussi brillante…

 

 

Sources :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


27 réflexions sur “Le rêve d’une petite feuille

  1. J’ai adoré la façon dont tu parles de ton grand pére.J’ai tant aimé le mien et aussi ma grand mére . Ils auraient 119 et 114 ans et je pense souvent à
    eux. Tu m’as donné la bonne idée de choisir une petite feuille dans mon arbre.
    Merci…mille fois.
    Jazmynette

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