Mon cher journal…

Mon cher journal,

Aujourd’hui je quitte cet endroit, cette ferme où j’habite depuis toujours, depuis aussi longtemps que je me souvienne. Aujourd’hui je quitte avec ma famille notre ferme à Brétignolles pour partir à l’aventure ! Enfin pas vraiment… Je vais être honnête avec toi, nous allons nous installer à Amailloux, à la Largère plus précisément à 5 ou 6 heures à pied d’ici. Alors oui finalement c’est bel et bien une aventure et même si je n’ai pas très envie mon père dit que c’est mieux pour nous tous. Mais est-ce que je vais m’y habituer ? Est-ce que je vais me faire des amis ? Des garçons commençaient à bien me plaire ici…

Mes envies ont changé, ma sensibilité aussi, mes émotions et mon corps également… Je ne peux en parler qu’à toi, qu’ici, que sur ces pages car notre bon curé l’a dit : « le corps est l’ennemi de l’âme » ! C’est un sujet interdit. De la petite fille aux cheveux épars puis de la jeune fille aux cheveux nattés, je suis devenue la jeune femme avec les cheveux le plus souvent attachés et dont la jupe couvre à présent les chevilles. Et moi, jeune femme de 18 ans j’ai envie de découvrir l’amour, d’en parler et de pouvoir exprimer mes sentiments, de les assumer et surtout qu’on en tienne compte.

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Mon cher journal,

Il y a bien longtemps que je ne suis pas venue me confier à toi; entre notre installation, les travaux de la ferme, aider ma mère, je n’ai pas eu trop le temps. Finalement, je m’habitue bien ici, les débuts ont été rudes mais cet environnement très boisé, ces mares, ces vallons me sont devenus familiers, et j’ai une grande nouvelle à t’annoncer ! J’ai rencontré un garçon qui me plaît beaucoup et c’est réciproque, il me l’a dit… On se retrouve au bal ou ailleurs après la messe, et si tu savais comme j’aime ces moments avec lui, comme j’aime quand il me touche la main, quand il s’installe près de moi.

J’ai essayé d’en parler un peu avec mère qui a souri en écoutant mes propos. Mais elle m’a rappelé aussi que même si nous n’étions plus trop à l’époque où la famille imposait un mari, on ne m’accorderait surement que le droit de faire un choix entre plusieurs partis. Mais faire un choix, c’est manifester une préférence, une inclination, une envie et moi mon envie, c’est être avec François ! Patiente, en essuyant ses mains sur son tablier, mère m’a expliqué que l’amour vient souvent après le mariage et que même si parfois il ne vient pas, on peut s’en passer; que le mariage est pour nous les femmes le moyen de devenir quelqu’un, en devenant « femme de »… Tu parles d’une identité !

Et moi, je ne veux pas seulement entrer en « ménage », fonder une famille, je veux former un couple !

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Mon cher journal,

J’ai fauté avec François, un dimanche après un bal. C’était la veille de la Saint Michel. Je n’aime pas ce mot, fauter, car j’ai apprécié chaque instant, chaque ressenti qu’il m’a fait découvrir, atténués malgré tout par le poids des interdits. Mais là, nous sommes au début de la nouvelle année et je n’ai pas eu de menstrues depuis ce jour-là… Donne moi du courage cher journal, il faut que j’en parle à ma mère. J’ai peur.

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Mon cher journal,

Si tu me voyais ! Ma taille s’élargit, ma démarche s’alourdit, mes travaux quotidiens deviennent de plus en plus pénibles. Mais surtout je suis un peu perdue face à une inquiétude qui me hante, face à une sorte de vulnérabilité, face à cette responsabilité de porter un enfant. Et cet enfant, mon enfant, déjà rejeté par certains avant même sa naissance, saurai-je l’aimer, lui transmettre l’amour qu’il mérite ?

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Mon cher journal,

Je suis une maman ! Ma petite fille, Marie Marguerite Eugénie est née la semaine dernière, le 22 juin 1892. C’est un mélange de bonheur et de souffrance… Bonheur parce que c’est une enfant de l’amour, souffrance car selon certains la honte s’est abattue sur ma famille. Et souffrance aussi parce que ma petite fille à été déclarée « née de père inconnu ». François me manque, il devrait être là, près de nous.

Je n’espère qu’une chose : me faire entendre par mon père. Je veux épouser François, je ne veux plus subir cette pression morale et ces regards en coin…

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Mon cher journal,

Je t’ai délaissé, je le sais. Les semaines, les mois ont passé. J’ai beaucoup pleuré. Ma petite fille est la plus belle des petites filles et j’en suis très fière !

Et aujourd’hui est un grand jour ! Aujourd’hui 21 novembre 1893, je me marie. J’épouse l’homme que j’aime, et cet homme, père de ma fille, la reconnait et la légitime devant la loi et devant les yeux de tous. Enfin, nous allons former notre famille. Après avoir été une mère, je deviens une épouse et je sais qu’avec François je ne serai pas uniquement cela, je sais que je recevrai de lui autant d’égards et de respect que possible et je sais donc qu’avec lui nous ne formerons pas seulement une famille, mais un couple, ce couple dont j’ai toujours rêvé.

Je me souviens de mes 18 ans, il n’y a pas si longtemps, de mon arrivée ici à Amailloux, de mes premiers émois, de mes rêves. De mon rêve, le plus beau : l’idée de connaître un amour par delà la mort, un amour éternel, un véritable engagement. Aujourd’hui, jour de mon mariage, je souhaite plus que tout que cet engagement, le nôtre, soit celui de nous rester fidèle, toujours. Non seulement jusqu’au bout de la vie de l’autre, mais jusqu’au bout de la sienne.

Mon cher journal, mon confident, tu m’es précieux mais à partir d’aujourd’hui c’est à François, à mon mari que je confirai mes pensées les plus secrètes. J’ai posé sur la chaise ma plus belle robe de jour… Je me prépare et je vais marcher la tête haute vers ma nouvelle vie. Je suis une femme. Une femme heureuse. Une femme forte. Une femme fière.

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Epilogue :

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François DERET et Eugénie ALBERTEAU sont mes arrière-grands-parents, mes Sosa 8 et 9. Neuf autres enfants viendront rejoindre Marie Marguerite entre 1895 et 1910. Eugénie décède le 14 décembre 1913 à l’âge de 41 ans. François tiendra son engagement et réalisera ainsi le plus beau des rêves d’Eugénie en lui offrant son amour par delà la mort. Il lui restera fidèle jusqu’au bout de sa vie avant de la rejoindre 33 ans plus tard.

Ecrire cette histoire, ces ressentis de femme de la fin du XIXème et du début du XXème siècle est pour moi une façon de célébrer les femmes à travers le temps. Une façon de rendre hommage à ce que furent leur condition, leur place, leur rôle, leur pouvoir parfois, leur silence, leur parole, leur douleur, leur bonheur, mais aussi leurs envies, leur désir de s’épanouir… Je sais par une de mes grands-tantes que l’amour de François et d’Eugénie était réel, profond mais combien d’autres n’ont pas eu ce bonheur ? Combien d’autres femmes dans ma famille, ou ailleurs ont souffert ? Ont été malheureuses ?

Combien d’autres le sont encore aujourd’hui ?

Cette journée du 8 mars 2022, journée des droits des femmes, je rends hommage à toutes les femmes présentes sur les petites feuilles de mon arbre. Toutes, quelle que soit leur histoire.

arbre deret alberteau

Sources :

« Histoire des femmes en occident » tome IV – Le XIXè siècle – Georges DUBY- Michelle PERROT

Image signature : acte de mariage . AD 79-86 – Amailloux – 4E 8/12 – vue 26/54

Image François DÉRET-Eugénie ALBERTEAU : collection personnelle


8 réflexions sur “Mon cher journal…

  1. Se réjouir pour Eugénie d’avoir pu réaliser son rêve d’amour, de foyer. Se réjouir pour François d’avoir épousé une âme aussi sensible. Se réjouir pour leurs enfants d’avoir grandi dans une famille aimante et unie. Partager avec toi cet hommage aux femmes de nos généalogies qui n’ont pas toutes eu cette chance, loin de là. Qu’elles soient remerciées de tout ce qu’elles nous ont transmis et qui nous rend plus fortes aujourd’hui. Et merci à toi !

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  2. Merci pour ce beau récit d’un destin unique et à la fois si semblable à celui de bien d’autres femmes auxquelles on ne laisse pas toujours le choix de leur destinée. Un bel hommage tout en nuances et bienveillance en cette journée de la femme. On a fait bien du chemin mais il en reste encore à faire.

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  3. Bonjour Nathalie, Bravo pour ton blog, je suis impressionné par le travail que tu as réalisé en généalogie concernant notre grand père. Les descriptions me permettent de mieux le connaitre, en effet nous pouvons être fier de lui. Merci beaucoup.

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  4. Un billet…pour les femmes…la femme..une sensibilité qui s’exprime..moi qui te connaît…une femme qui a découvert son alter ego…ton ancêtre ….l’amour de nos ancêtres..j y ai..toujours pensé..moi qui descend en ligne directe d’un amour interdit…tu sais nous narrer cela Natoune……l’amour ne vieillit pas..il traverse les siècles

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