Præcipuum

 

« Moi, Jean BROSSARD agé de soixante dix huit ans accomplis … »

Tu es né, Jean, le 6 juillet 1739 à Chanteloup (79). Fils de Pierre et de Marie CHOVILLON, tu es mon sosa 158, c’est à dire mon ancêtre à la 8ème génération. Je te sais par la suite marchand de vaches et de moutons en 1788 puis bordier.

« … considérant que Marie-Prudence, Jean, Marie-Geneviève et Jeanne-Françoise BROSSARD mes quatre enfans demeurans dans ce moment avec moi … »

De tes 3 mariages, avec Marie CHAUSSERAYE (en 1765), Marie Jeanne GASTARD (en 1789) et Jeanne Françoise CHAMARE (en 1792), tu as 16 enfants, dont trois te quitteront avant leur 2ème année.

« … issus de mon second mariage avec Jeanne Françoise CHAMARE… »

Je vois dans ces quelques mots, que tu omets de parler de Marie Jeanne. Pourquoi précises-tu que ton union avec Jeanne Françoise est la deuxième ? Je sais très bien, et sans erreur possible que c’est faux ! C’est même troublant de voir de quelle façon tu occultes ce passage de ton existence. Pourquoi ? Parce qu’il a été bref ? Douloureux ? Les deux sans doute, du moins j’ose le penser…  En effet juste un peu plus de deux ans de vie commune, la naissance d’un enfant, un garçon, non prénommé tellement sa vie est brève.

Acte naissance et sépulture fils BROSSARD

« … ont constament travaillés à mon profit et m’ont particulièrement prodigués des soins dans ma vieillesse, qu’il n’en est pas ainsi des enfans de mon premier mariage qui sont hors de ma maison et profitent en entier de leur travaux… »

A la date où tu prononces ces mots, seuls 6 enfants, issus de ton premier mariage, sont encore en vie.  L’une d’elle, Marie-Geneviève vit à Clessé avec son époux, et l’autre, Perrine au Haut Puydéry de Chanteloup, tout près mais effectivement pas avec toi;  les quatre autres dans une petite maison se situant au Bas Rablais, situé aussi dans la dite commune. Quant à ceux que tu cites, ceux issus de ta dernière union, aucun n’est marié donc il peut sembler normal qu’ils vivent encore avec toi et leur mère et que leur labeur soit à ton profit.

« … que voulant en bon père établir une justice entre tous mes enfans et par conséquence récompenser ceux d’entreux qui m’ont rendu et sont à même de me rendre le plus de services; pour tous ces motifs et parcequ’enfin telle est ma volonté dernière je déclare par ce présent mon testament et tel que j’en ai le droit d’après l’article neuf cent treize du Code Civil, donner le quart en pleine propriété et à perpétuité et à titre de préciput et hors part audits Marie-Prudence, Jean, Marie-Geneviève et Jeanne-Françoise BROSSARD mes quatre enfans nés de mon second mariage avec Jeanne Françoise CHAMARE, le quart de tous les biens meubles et immeubles quelconques et sans réserve qui pourront m’appartenir à l’époque de mon décès »

En bon père ?! Les mots me manquent …

Que vont penser tes « autres » enfants quand ils auront connaissance de tes volontés ? Vas tu leur dire ou ne le sauront ils que lorsque tu seras parti, que lorsqu’ils ne pourront plus s’expliquer avec toi ?

L’ouverture d’un testament est toujours un moment particulier qui provoque souvent un tourbillon d’émotions. Outre la notion d’argent et de biens, il y a aussi l’attachement et cette envie peut-être de reconnaissance : plus on reçoit, plus on a sans doute le sentiment d’avoir été aimé. Le testament reste une parole du défunt, sa dernière parole. Alors que penser si cette dernière parole est de dire : ma volonté à votre encontre est de vous signifier que je vous déshérite en partie, que je privilégie vos frères et sœurs nés de mon dernier mariage.

Un héritage est une transmission matérielle, bien sûr, mais aussi symbolique. Il s’inscrit dans le deuil. Les bons et les mauvais souvenirs refont surface et on peut y vouloir chercher un réconfort, un pardon.

Mais là, que dire… Je pense notamment à tes quatre aînés, Marie-Jeanne, Louise-Prudence, Perrine-Jacquette et Jacques et j’imagine leur incompréhension, leur trouble, leur perte de repère sans doute.

Que vont-ils penser ? Qu’ils ne sont pas dignes de toi, qu’ils t’ont déçu ? Vont-ils éprouver de la culpabilité pour ce qu’ils auraient pu faire et qu’ils n’ont pas fait ? Ou, vont-ils songer, au contraire, que c’est toi qui les déçoit ? Vont-ils ressentir de la frustration, voire de l’injustice ?

Une injustice … Une de plus.

Ces quatre enfants qui selon tes dires, n’ont pas travaillé à ton profit; ces quatre enfants qui, d’après toi,  ne t’ont pas prodigué de soins dans ta vieillesse, qui ne t’ont pas rendu service et qui ne méritent donc pas d’être récompensés.

Ces quatre enfants portant depuis leur naissance ce fardeau d’être mis à l’écart, d’être différents de leurs frères et sœurs, d’être différents de tous.

Ces quatre enfants sourds-muets.

Alors oui, ce 31 octobre 1815 dans l’étude de Maître BRANGER fils à Bressuire, tu es dans ton droit de demander la rédaction de ce testament . Oui, tu as la liberté de léguer en préciput* un quart de tes biens à tes plus jeunes enfants et peut-être existe t’il une autre raison qui m’est inconnue. Oui, peut-être, mais tu ne la cites pas.

L’inégalité que je lis dans ton testament et qui apparaît également en 1817 dans ta déclaration de succession me révolte.

J’ai appris avec le temps que mes ressentis sont très probablement différents des vôtres. J’ai appris que je ne peux pas tout découvrir à votre sujet, que je ne peux pas tout connaître et donc vous connaître. J’ai appris que je dois essayer de ne pas porter de jugements sur vous, mes ancêtres.

J’avoue qu’au travers de cet acte notarié, j’ai du mal, beaucoup de mal à ne pas le faire.

 

Notes :

  • Préciput : en droit civil, avantage accordé à un héritier. Le terme provient du latin Præcipuum (qui doit être fourni avant toute chose).
  • Le code Civil laisse la possibilité de privilégier un enfant au détriment d’un autre. En effet il permet de disposer à sa convenance d’une fraction de ses biens : cette part se nomme la quotité disponible. Pour 2 enfants la loi permet de disposer d’1/3 de ses biens et pour au moins 3 enfants la quotité est d’1/4.
  • La maison du silence : histoire des enfants sourds muets de Jean BROSSARD sur ce blog.

 

 

Sources :

Wikipédia : définition préciput

Théma n°7 : Comprendre les actes notariés- Thierry SABOT- coll. Contexte- ed. Thisa

Archives Départementales 79 et 86 

Fil d’Ariane : entraide généalogique

Philippe BOUSSION sur FB  : image à la une

Istockphoto

 

 

 

 

 


15 réflexions sur “Præcipuum

  1. J’essaie toujours aussi d’analyser les événements avec un regard neutre, mais j’avoue que parfois c’est difficile. Il peut y avoir beaucoup de choses derrière mais malheureusement on n’aura jamais la certitude de ses motivations.

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  2. oui et finalement on reste avec un ressenti presque « négatif » sur un ancêtre :/ Merci de ton commentaire et d’être passée par là Christelle

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  3. Bel exercice pour essayer de comprendre. Voici encore une piste possible… à 78 ans, c’est (et plus encore il y a deux siècles) un âge où parfois on ne s’oppose plus. Le plus sage, c’est se dire qu’on n’était pas là et on ne saura jamais.

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    1. Il ne faut pas hésiter 😉 c’est un document tellement riche. Il permet d’en savoir un peu plus sur l’ancêtre lui-même et sur sa famille et proches, ses affinités…

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  4. Je me souviens parfaitement de l’article que tu avais consacré à ces quatre enfants. Qu’y a t’il derrière ce genre d’écrit et de décision, c’est tellement impossible de le comprendre. Notre façon d’appréhender les choses n’a rien à voir avec la notre. Déjà, il a eu 16 enfants avec 3 femmes, rien que ça nous semble tellement étrange. Les actes notariés nous permettent d’en savoir plus sur la vie de nos ancêtres, mais ils posent souvent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses

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    1. Tout à fait Brigitte ! Et j’apprécie particulièrement les commentaires qui ont été faits ici ou là en réaction à ce billet. Ils peuvent me permettre d’envisager les choses sous un autre angle. Peut-être …

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  5. Il est difficile de se rendre compte de la réalité des affaires de famille de nos ancêtres.
    La rédaction d’un testament est l’état des sentiments à un moment donné de la vie du testataire. J’ai eu connaissance de 7 testaments d’une arrière-…. arrière grand-tante qui est revenue maintes fois sur ses décisions. Bien sûr lorsqu’on meurt rapidement ou que l’on néglige d’actualiser son testament, cela ne change rien. Mais quand on voit ce qui passe parfois dans notre entourage à la réception de l’héritage, il y a souvent des déceptions.

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  6. Merci Nathalie pour ce beau billet et pour la lecture de la maison du silence, même si ce sont des histoires douloureuses. Grâce à cette lecture je viens de m’apercevoir que mon sosa 202 Pierre Brossard est le cousin germain de Jean ! Nous voici cousines ! Marie-Noëlle

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  7. Merci Nathalie pour ce beau billet et pour la lecture de la maison du silence, même si ce sont des histoires douloureuses. Grâce à cette lecture je viens de m’apercevoir que mon sosa 202 Pierre Brossard est le cousin germain de Jean ! Nous voici cousines ! Marie-Noëlle

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  8. Ton article est très touchant et je comprends ta révolte. J’avais beaucoup aimé « la maison du silence » et en lisant ces lignes, je suis moi aussi révoltée et triste par cette nouvelle injustice qui frappa ces quatre enfants, différents.
    Nous essayons bien sûr de ne pas juger nos ancêtres, ce n’est pas notre rôle ni pour cela que nous faisons de la généalogie, mais c’est parfois très dur, surtout lorsque certaines situations peuvent aussi faire écho à notre propre histoire…

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