La maison du silence

Je vois, Nat, qu’avec les nouveaux documents auxquels tu as accès tu as découvert notre secret. Je pensais, naïvement sans doute, que dans tes recherches et dans celles d’autres, nous apparaitrions toujours comme tout le monde. Comme tous les autres. Mais notre histoire nous rattrape souvent un jour ou l’autre, alors finalement pourquoi ne pas la raconter, pourquoi ne pas remonter le temps…

« Je m’appelle Jacquette. Jacquette BROSSARD. J’ai 80 ans et je vis seule dans cette maison située aux Bas Rablais dans la commune de Chanteloup (79).

Cassini – Généatique

J’y vis seule depuis hier, 1er octobre 1851, jour où mon frère Jacques-Hillaire m’a quittée, il avait 78 ans. Et avant lui, mes sœurs Marie Jeanne à 80 ans et Louise Prudence à 79 ans en 1847. À quand mon tour ? Quand devrais-je les rejoindre ? Mais surtout quelle va être ma vie sans eux ?

Diou, que cette maison est devenue silencieuse …

Bien sûr, et tu le sais Nat, j’ai encore deux autres sœurs Perrine et Marie Geneviève ainsi que des demis frères et soeurs, mais ce n’est pas pareil. Ils ont tous leur vie chacun de leur côté : leur conjoint, leurs enfants, petits-enfants, leur travail … Mais moi, je n’avais que Jacques, Jeanne et Louise. Car c’est avec eux que j’ai grandi, que je me suis construite, que j’ai vécu. Dans cette famille nombreuse et après le décès de notre mère Marie CHAUSSERAYE en 1788, nous avons toujours été tous les 4 « à part », dans notre coin, un peu comme dans notre monde et les autres disaient même de nous que nous ne connaissions pas le chant des oiseaux.

Et pourtant notre vie a été semblable à toutes les autres. Nous avons travaillé la terre, élevé nos bêtes, entretenu cette maison, ce havre de paix. Je suis fière de ce que nous avons fait. Nous nous sommes battus pour vivre comme les autres, pour avoir des plaisirs simples comme les autres. Et ces petits bonheurs du jour, nous avons su les provoquer, les attraper et les savourer.

Et nous vivions donc tous les 4 dans cette maison devenue aujourd’hui si silencieuse.Tu découvriras un jour, je l’espère, de quelle façon nous avons acquis cette borderie toute simple. La maison faite d’une seule chambre basse meublée avec 3 lits, une armoire et un coffre. Une pièce principale avec une table, 4 chaises, un buffet et bien sûr un pétrin, un petit jardin devant et un autre à peine plus grand juste derrière. Nous étions aussi propriétaires de plusieurs champs que nous avons exploités et qui nous ont fait vivre toutes ces nombreuses années.

Partout, et à tout âge, tu as pu le constater sur les registres, on nous a donné les statuts de « fille » et « garçon », tandis que les autres étaient « femme de », « veuve de » ou « époux de ». D’accord, aucun de nous ne s’est marié, aucun de nous n’a eu d’enfant mais ces termes utilisés nous donnaient à penser parfois qu’aux yeux de tous, nous n’étions pas arrivés à l’âge adulte, ou pire que nous ne méritions pas de l’être.

La vie est si injuste…

Nous quatre, Marie-Jeanne, Louise-Prudence, Jacques-Hillaire et moi-même, Perrine-Jacquette, sommes nés sourds et muets. Oui, la vie est vraiment injuste.

La surdité et la mutité sont invisibles, mais elles sont là. La différence est là, inévitable. L’effort est pour nous constant et nous avons dû apprendre à communiquer, à entendre avec nos yeux. Nous voyons les autres faire du bruit avec leur bouche, mais nous ne savons pas ce qu’est le bruit. Et le silence non plus. En fait ces mots n’ont pour nous aucun sens. Du plus loin que je me souvienne, nous avons dû supporter des regards froids, curieux, voire suspicieux…

Longtemps, enfant, j’ai eu le sentiment d’être prisonnière de ce silence, j’avais envie de parler, de comprendre, de communiquer et de ne plus me sentir exclue. Car il y a cette solitude omniprésente, cette soif d’échanger, cette colère parfois, ce sentiment de mise à l’écart au sein même de la famille où tous les autres parlent sans s’occuper de nous. Mais tous les 4, nous avons su créer, ensemble, notre monde avec nos mimiques, nos regards, notre langage inventé juste par nous et pour nous. Un langage de sourds construit au contact de sourds, un langage gestuel produit par nos corps et reçu par nos yeux.

Cette maison devenue si silencieuse était, pour nous, un havre de quiétude, comme un soulagement. Nous n’avions plus besoin de faire ces efforts. Nous n’avions plus besoin de nous fatiguer pour nous exprimer. S’y abriter nous permettait de retrouver une aisance, retrouver nos gestes qui volent, qui disent tout sans plus aucune contrainteNotre corps qui bouge et nos yeux qui parlent, sans retenue. Nos frustrations disparaissaient d’un seul coup, nous étions heureux. 

Je sais, Nat, que depuis cette découverte tu te poses de nombreuses questions : pourquoi ton ancêtre Jean BROSSARD (sosa 158) a t’il eu  quatre enfants sourds-muets ? Y en a t’il eu d’autres ? Était-ce héréditaire ? Certains disent que les mariages consanguins favoriseraient des états comme le nôtre… Tu ne le sauras jamais.

Dans cette fatalité nous avons eu la très grande chance de ne pas être « un tout seul » : nous avons vécu à quatre, puis à trois, puis à deux. Mais aujourd’hui  j’ai 80 ans et je suis seule. Que vais-je devenir ? 

Notre maison, ma maison, est devenue aujourd’hui bien trop silencieuse … »

 

Épilogue :

Jacquette décèdera ab intestat 6 ans plus tard, le 8 juin 1857 en laissant comme héritiers de sa maison : ses sœurs, demi-frères et sœurs, neveux, nièces et petite nièce.

 

AD79 Chanteloup Décès 2 MI 331 vue 48

 

AD 79 Registre de déclarations des successions – Moncoutant – 3 Q 16/27 vue 150

 

AD79 Recensements 1836 Chanteloup vue 24

 

Bibliographie :

Le cri de la mouette – Emmanuelle LABORIT – Ed Pocket

Image à la une :

Philippe BOUSSION ( site )

 

 

 

 

 

 


17 réflexions sur “La maison du silence

    1. C’est une histoire à peine croyable en effet, il m’a fallu recouper toutes les archives à ma disposition et les indices glanés ici et là pour y croire vraiment. Merci de cette visite sur le blog 🙂

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