Je ne pourrai jamais oublier ce jour de juillet 1917 , ce jour où j’ai vu notre maire traverser la cour une lettre à la main. Ce jour où mon cœur de mère s’est brisé …
Je me suis mariée à Moncoutant (79) en 1877, le 10 novembre, avec Toussaint Dieudonné BERTHELOT et les naissances de nos enfants Marie Alexandrine (1878), Georges (1879), Alexandrine (1881), Antonin (1883), Constant (1884), Fridolin (1886), Marie Fridoline (1888) et Marthe (1891) ne nous ont apporté que du bonheur. Bien sûr, nourrir cette grande famille n’a pas été chose si aisée mais notre ferme située à L’Églandière nous a cependant permis de vivre dans une certaine quiétude.
Tout a changé le 1er août 1914.
Je revois mes 4 fils sur le quai de la gare, si beaux, courageux et habités, comme tous les autres hommes, par une énorme fierté patriotique. Mais à partir de ce jour, je perds petit à petit toute ma sérénité, ma vie ne se rythme plus qu’avec l’anxiété de savoir si je vais recevoir des nouvelles de mes garçons. Chaque lettre constitue un immense soulagement, « Il est en vie ! » … Mais pour combien de temps ? Je vis dans cette crainte de voir mon dernier colis revenir avec cette phrase laconique notée dans un coin : « le destinataire n’a pu être atteint en temps utile – Retour à l’envoyeur ». Car je sais, nous savons tous, ce que cela signifie …

J’écris chaque jour devinant combien le manque de nouvelles pourrait nuire à leur moral. Je leur raconte des petites choses de notre vie, le bilan des récoltes, les nouvelles de toute la famille, la maladresse de leurs sœurs pour certains travaux … Eux font de même. Dans cette horreur ambiante, écrire est pour mes fils une sorte de soupape, une façon d’être reliés à nous, un cordon ombilical. Et malgré les semaines, les mois qui passent je suis fière de constater que mes enfants savent garder en eux une profonde et remarquable humanité. Je les vois toujours animés de patriotisme certes, mais tout en sachant que de l’autre coté des tranchées ce sont aussi des paysans, des ouvriers comme eux.
Les courriers de Constant deviennent plus sombres de jour en jour … Je me fais du souci pour lui, plus que pour les trois autres. « La mort est proche, elle nous ronge et nous accompagne … nos oreilles crient au secours … Dans les tranchées, tout est mort. Même les arbres… Je ne fais que prier, rêver, espérer … Haine, peur, violence, souffrance … Tuer ou être tué… » Quand je lis ses mots, ses pensées, une immense douleur m’envahit, souvent des perles salées glissent sur mes joues et je ne peux que m’imaginer son quotidien, fait de peur, souffrant de faim parfois, cette proximité avec les rats, cette vie d’homme enterré dans ce qu’il appelle des « sapes », ces abris creusés dans la terre pour se protéger des obus.
Et ce jour de juillet 1917 …
Il fait beau, chaud, les portes de la maison sont grandes ouvertes et j’entends ces bruits de pas dehors… Cette scène connue de tous et dont la signification ne laisse guère de doutes, je la vis dans un brouillard. Je sais ce qui est écrit sur cette lettre … Mais lequel ? Lequel de mes fils m’a quitté ? Cette question dont je devine, dont je connais au fond de mon coeur la réponse. Constant …
Les voisins, voyant arriver le triste messager ont compris immédiatement et prennent tout en charge. D’aucun est allé chercher mon mari et mes filles partis travailler au champs, d’aucun me prie de m’asseoir ou encore un autre de lire et relire ce télégramme. Je n’entends que des murmures et j’ai à peine conscience de ce qui se passe autour de moi. Je me vois me lever et mon reflet se poser sur la fenêtre de la cuisine. Un reflet si vide … Je me sens seule, abattue, brisée.
Avec l’aide de Mr le Maire, Toussaint Dieudonné écrit une lettre au commandant du 269ème Régiment d’Artillerie de Campagne dont faisait partie notre fils. Il veut savoir, il veut connaître les circonstances de la mort de notre enfant.
Il recevra la réponse quelques semaines plus tard:
« Le 269ème Régiment d’Artillerie de Campagne a quitté le 20 juin le nord de Saint Quentin et s’est dirigé par route vers le « Chemin des dames » où il a pris position le 25, dans le secteur de Cerny en Laonnois Fervienois. Nous y avons subi de lourdes contre-attaques ennemies, et de sévères pertes dans le personnel des batteries. Votre fils, matricule 010887, y a été grièvement blessé le 4 juillet par de multiples éclats d’obus à la région temporale gauche, thoracique gauche, stomacale gauche. Le membre inférieur et supérieur ainsi que le côté droit criblé et la jambe droite fracturée au niveau de l’articulation tibio-tarsienne. Il a été transporté sur civière par les infirmiers jusqu’à l’ambulance 5/3 à Longueval. Il est décédé le lendemain, le 5 juillet 1917. Les brancardiers divisionnaires vous feront parvenir son argent et ses menus objets. Veuillez, Monsieur, Madame …… «
Constant repose dans la sépulture n°70 au cimetière français de Soupir II dans l’Aisne. En 1921 il reçoit la Croix de Guerre avec étoile de bronze mais je ne le verrai jamais l’arborer avec fierté sur sa poitrine …

Après le 11 novembre 1918 mon impatience de revoir enfin Georges, Antonin et Fridolin rentrer définitivement et de pouvoir les serrer dans mes bras est mise à rude épreuve. Il faudra attendre de longs mois pour les voir revenir, traumatisés par la violence de ce qu’ils ont vécu, hantés d’avoir été confrontés quotidiennement à la mort.
Rien ne sera plus comme avant.
« La paix est une valeur très belle et très forte et pour ne pas recommencer, il ne faut pas oublier. »
Sources :
Fiche matricule n°1931 : AD 79 (vue 649/754)
Croix de Guerre : Gallica
Magnifique témoignage d’une maman ! on ressent son émotion au fils de tes mots, un article qui m’a beaucoup émue ❤
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